Histoires et autres romans feuilletons.
 

Dominique Privé

Maître à bord

Mort sûre mais pas certaine.   

Assise sur le bord du lit, comme toutes les nuits, Eléonore laissait aller son regard sur les ombres du bureau encombré de documents, de livres ouverts, de notes éparses. Marc dormait à poings fermés, son léger ronflement signifiait à Eléonore que son mari entrait dans les profondeurs de ses songes. Deux heures quinze, inscrit en bâtonnets rouges sur le radio-réveil soulignait l'abîme de cette nuit qui semblait immobile à tout jamais. 

Le vent par moments agitait une branche, la lune baillait derrière des nuages pressés. L'absence se mesurait pour Eléonore à l'aune de ses nuits blanches. Les somnifères n'agissaient plus, ou mal. Le médecin, un bon gros bonhomme aux joues rouges dodelinait toujours en lui prenant la tension. Il avait conseillé à Eléonore de consulter un psy. Sur la demande pressante de Marc, qui se montrait toujours prévenant envers elle, autant qu'aux débuts de leur mariage, Eléonore, en bonne épouse, en bonne patiente prit rendez-vous chez un psychiatre renommé. Une thérapie étayée de médicaments adéquats devait lui rendre un semblant d'enthousiasme, ou au moins lui permettre de "faire son deuil" comme on le dit aujourd'hui. 

Mais Eléonore ne se plaignait de rien, jamais, à personne. Elle savait qu'on ne fait pas son deuil, la mort s'installe en vous, elle y fait son nid, vous grignote avec appétit. 

Alors, elle survivait en attendant de trouver une issue. Les jours, les mois, passaient. Les nuits se répétaient, toutes identiques. Eléonore avait perdu le sommeil, mais pas seulement le sommeil. Elle avait perdu Marina, sa fille de vingt ans et cette torture ne s'arrêterait jamais. 

Tout ça, parce qu'un soir, Marina avait accepté l'invitation de son petit ami du moment pour aller en "boîte". À trois heures du matin, Marina et José son copain, sortaient enivrés de musique et de danse de cette ambiance surchauffée à la mode "techno". Ils n'avaient rien bu, pas d'alcool en tout cas, ils étaient juste fatigués, mais heureux. 

Cinq kilomètres les séparaient de la maison, sur une petite départementale charmante, bordée de futaies paisibles. La lune éclairait la route d'une douceur blanche, José ne conduisait pas vite, respectueux du code de la route. Il n'avait pas eu d'accidents depuis l'obtention de son permis, deux ans auparavant, et n'avait même jamais subi de retrait de points. Sa voiture, une occasion récente que son père lui avait achetée pour ses vingt et un ans ne présentait aucun défaut.

Cinq kilomètres… José ne pensait sans doute à rien d'autre qu'à Marina quand il a ralenti au croisement des deux départementales. Elle s'était assoupie, José devait l'admirer du coin de l'œil en la trouvant bien jolie, bien désirable… Et qui sait, ils avaient peut-être fait des projets ensemble durant cette soirée "techno". 

Eléonore à chaque fois qu'elle imaginait cette scène sentait monter en elle une irrépressible bouffée d'angoisse. Aucun tranquillisant ne pouvait en venir à bout. Au début, elle voulait mourir. C'est Marc qui l'avait aidée, il ne voulait pas la perdre, toujours amoureux, après vingt trois ans de mariage. Cinq kilomètres de départementale sèche, claire, droite avec une voiture en bon état, un conducteur éveillé… Et un carrefour protégé. 

Eléonore se répétait la tragédie comme une sorte de supplice infligé à un quelconque héros de mythologie. 

José roulait à vitesse modérée, aux dires des gendarmes. Mais le bolide ivre qui a grillé le "stop" filait si vite que le choc latéral a pulvérisé le moteur du véhicule percuté. La voiture des deux jeunes gens a fait un bond dans le fossé. L'impact a été mortel pour José, il avait littéralement éclaté en absorbant toute l'énergie possible pour protéger Marina, sans le vouloir. L'ivrogne avait tapé de son côté. 


Depuis, Eléonore se remémore les quelques secondes qui ont aspiré tout le temps qu'il restait à vivre sur cette planète devenue froide et noire.   

 Marina, sa fille unique, était plongée dans un coma profond. Son petit corps d'oiseau flétri s'était recroquevillé dans ce lit de tôles froissées. La réanimation fut un échec. Le cœur de la jeune fille cessa de battre après quelques semaines d'acharnement pour la maintenir en vie. Pourtant ses fractures et ses contusions s'étaient résorbées.        

 Eléonore effondrée exigea que Marina, dans toute sa pureté charnelle soit maintenue ainsi. Belle et jeune, pour toujours. Elle avait hurlé, cogné les meubles, menacé Marc de se tuer tout de suite s'il n'accédait pas à sa requête de mère blessée à mort. Marc obtint, après des démarches coûteuses mais fructueuses, des résultats qui soulagèrent Eléonore, au moins pour un temps. 

Une entreprise existait, qui pouvait "cryogéniser" Marina. Mais il fallait payer en argent liquide, car cette pratique avait été déclarée illégale depuis que la cour administrative d'appel de Nantes avait décidé que la congélation ne représentait pas un mode de sépulture légal. Ce jugement basé sur le code des collectivités, ne prévoyait que deux modes de sépulture : l'inhumation et la crémation. Un recours devait être déposé devant le Conseil d'Etat, par le plaignant, mais il valait mieux se cacher pour congeler Marina.          

L'opération s'avérait délicate. Le patron de l'entreprise, gras comme un flic privé alcoolique et portant une moumoute ridicule, mâchait du chewing-gum en permanence. Eléonore n'aimait pas ce type, mais il présentait la seule solution possible. Il se débrouillerait avec un gars ou deux pour subtiliser le corps de Marina de la chambre mortuaire, avant l'embarquement du cercueil. Il suffisait de graisser la patte à qui de droit pour mettre le "colis" à gauche. On le chargerait dans un frigorifique, direction le sous-sol du petit pavillon de Marc et Eléonore. Une opération rapide, aussi discrète qu'une livraison de surgelés à domicile. Marina dans son sarcophage de verre et d'acier pourrait rester chez elle, sous les yeux de sa mère, à tout jamais. Piètre consolation selon Marc qui effectuait des heures supplémentaires pour financer l'appareil de cryogénie coûteux et encombrant, mais aussi pour s'évader de cette atmosphère pesante qui régnait désormais dans sa maison. Eléonore se contenta de contempler sa fille, immobile et sereine sous son petit hublot de verre, durant quelque temps. La seule vue de ce sarcophage blanc, avec son ouverture lui faisait espérer quelque chose. Elle estimait avoir agi avec détermination dans l'urgence. C'est que la mort vous a de ces facilités à vous réduire en poussière ! Maintenant, Eléonore passait le plus clair de son temps assise à côté du sarcophage, entretenant sa fille de tout et de rien. Cela aurait pu durer longtemps. Eléonore envisageait de se faire cryogéniser elle aussi, pour tenir compagnie à Marina. 

C'est sur une remarque de son mari, qui dépérissait peu à peu, qu'elle réalisa l'énormité de ce qu'elle lui imposait. Marc, tout de gentillesse, comme à son habitude lui dit d'un ton compatissant: " Elle ne change plus. Mais toi, je ne te reconnais plus." Eléonore n'eut d'autre réflexe pour répondre à son époux que de se pendre à son cou, de l'embrasser tendrement, longuement en lui promettant de trouver une solution, parce qu'il l'aimait, parce qu'elle l'aimait.          

Et voilà, cette nuit serait la dernière à s'émietter en vaines secondes. Marc ignorait tout de ce qu'Eléonore avait mis en route depuis des mois et qui trouverait son aboutissement au petit matin. Eléonore ne pouvait dormir, mais cette fois plus que de l'angoisse, elle ressentait une grande nervosité, comme à la veille d'un mariage.          

Trois heures. Le visiteur tant attendu devait être arrivé. Il fallait faire vite maintenant, tout terminer avant l'aube. Elle entrouvrit la porte du sous-sol. Il était là. * Sept heures au radio-réveil qui chantait. Marc par automatisme l'éteignit, il devait se lever. Comme d'habitude, Eléonore n'avait pas dormi à ses côtés. Il la retrouva au sous-sol, devant le sarcophage ouvert, assoupie.

 De minuscules tâches de sang perlaient sur le sol. Marc réveilla doucement Eléonore, inquiet. Que s'était-il passé ici ? Elle lui sourit, et lui désigna le visage de Marina. Marc bouleversé remarqua d'infimes rougeurs sur les joues de sa fille. Elle était immobile, mais la température du sarcophage n'était plus réglée et sa chair se réchauffait très vite.

 La mort trop longtemps niée viendrait effectuer son terrifiant travail sur le corps de Marina. Eléonore avait-elle enfin renoncé à la conserver ainsi? Elle serra Marc dans ses bras et lui avoua le détail de sa démarche. Depuis des mois, elle avait mené une quête, discrète et tenace. Elle avait pris des contacts et finalement, elle avait réussi. Celui qui était venu dans la nuit avait donné son sang à Marina. Une petite quantité, peu de chose en vérité, par une incision étroite à la gorge.  

Ce sang possédait des pouvoirs miraculeux. Marc, recula vivement. Terrorisé et paniqué il entraîna Eléonore jusque dans la cuisine. 

Quoi ? Qui avait-elle laissé entrer ici ? Quel genre de taré ?

Eléonore, sans se départir de son calme, posa ses mains sur celles de son mari. 

Cet être n'avait rien d'épouvantable selon elle. D'une grande délicatesse, il s'était confié tandis qu'il offrait son sang. Il faisait partie d'une corporation millénaire frappée d'anathème et quasiment exterminée. On les avait chassés depuis des siècles, le visiteur pensait être le dernier de son espèce dans le pays. En donnant son sang à Marina, il rendait à leur fille quelque chose que le sort injuste lui avait volé et en même temps s'assurait sa complicité grâce aux liens du sang. 

Marc roula des yeux, il prit peur. Eléonore cette fois dépassait les bornes, elle avait craqué pour de bon ! Laisser entrer un dingue, la nuit dans sa maison pour commettre des horreurs… 

Mais que lui avait elle promis en échange ? Eléonore haussa les épaules, refusant de répondre comme si ça n'avait pas d'importance. Marc comprit qu'il était inutile d'insister, Eléonore cette fois était réellement devenue folle. Il fit mine de se contenter des réponses de son épouse et en silence préparait ce qu'il devrait faire d'urgence. 

D'abord, il fallait évacuer Marina et lui donner une vraie sépulture ! Le sarcophage débranché, le corps ne tiendrait plus très longtemps avant de… Puis demander au toubib d'interner Eléonore, on ne pouvait plus en faire l'économie désormais. 

Il en était là de la liste des choses à régler tout de suite, quand il aperçut une blessure sur le cou d'Eléonore ! Deux trous espacés comme… Une morsure ? ! Ce dingue l'avait mordue ? Il hurla de peur et de colère. Subitement, des images surgirent en lui, trop idiotes pour lui sembler réalistes. Une morsure dans le cou ? Profonde ! Ce psychopathe avait profité de la fragilité d'Eléonore pour s'adonner sur elle à des rituels morbides, et lui faire croire n'importe quoi ! Ce type ne pouvait rester en liberté ! Il se rua sur le téléphone, la police voilà ce qu'il fallait appeler !

 Eléonore se pencha sur le combiné et empêcha Marc de s'en saisir. Elle lui souriait, étrangement. Marc ressentit une sourde vague de terreur l'envahir, quelque chose dans le regard d'Eléonore avait changé. Il s'immobilisa, ne sachant plus comment réagir… Quand tout à coup, il entendit des pas lourds dans l'escalier qui montait du sous-sol… Des pieds qui traînaient d'une marche sur l'autre. La porte de la cuisine bougea sur ses gonds. Ils couinaient… Marc serra les poings, le dingue de cette nuit revenait ? Il saisit un long couteau à viande, puis se ravisa… C'est un pieu qu'il lui faudrait s'il fallait croire à ces sornettes !... Mais non, c'était impossible tout ça… Des légendes, des récits pour se faire peur, rien de vrai, rien ! Lentement, doucement la porte s'entrouvrait. 

Eléonore éteignit le plafonnier. L'obscurité envahit la pièce. La respiration de Marc s'emballait. Son  épouse se glissa contre lui, il sentait son souffle tiède dans son cou. - N'aie pas peur mon amour,  lui murmura-t-elle, plus rien ne nous séparera." Une toute petite voix résonna depuis la porte de la cuisine… - " Maman, papa ? Vous êtes là ?" ***


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                                                                      DE L'AMOUR, SINON....RIEN


Chapitre un

La nuit, si elle ne porte pas conseil, apporte son lot d’insomnies. C’est en quelques mots les pensées qui traversaient Lucas alors qu’il se réveillait, cette nuit encore, comme les précédentes, vers trois heures du matin. Pas moyen de se rendormir. Ce phénomène était apparu dans son existence depuis qu’il avait fêté ses cinquante ans. 


Jusque-là, ses journées, ses soirées, ses nuits avaient eu un cours normal. Boulot, métro, dodo. Sans passion, c’est vrai, mais sans problème non plus. 

Or depuis peu, son nouveau célibat, puisque le divorce d’avec Madeleine, sa troisième épouse, avait été prononcé et réglé haut la main pour qu’il s’en sorte sans avoir à verser une quelconque pension, son nouveau célibat donc, semblait peser d’un poids nouveau sur son moral et surtout sur son psychisme. 

Lucas, pour la première fois de son existence ressentait une sorte de vague à l’âme qui lui était jusqu’alors inconnu. Et cette nuit ne ferait pas exception, puisque le même tourment le réveilla encore une fois. 

Quand tout à coup, il entendit un bruit sourd en provenance de la cuisine. Le bruit se répétait, comme si un objet métallique cognait sur la pierre à évier. Lucas voulut en avoir le cœur net. Il se leva en douceur, sans émettre le moindre son, l’oreille tendue vers la source de ce bruit répétitif. A pas de loups, sur la pointe des pieds, il avança dans le corridor, apercevant une étrange lueur bleue qui émanait de la cuisine. Cette lumière douce et diffuse se répandait jusqu’au plafond. Lucas prit peur. Il se saisit d’une canne de marche qu’il entreposait dans le porte-parapluie près de l’entrée et tout en approchant de l'ouverture de la cuisine, réalisa qu’il ne portait pas de pyjama. 

Lucas dormait par habitude, simplement vêtu d’un vieux T-shirt. Il n’allait quand même pas faire irruption dans la cuisine, avec tout son attirail masculin à l’air. Il se précipita vers la chambre pour enfiler un caleçon avant de revenir vers la lueur bleue.

 Il osa passer la tête dans l’ouverture de la porte pour tenter apercevoir la source de ce bruit et de cette lueur.

 Il retint un cri de stupeur. 

Là, devant lui se déployait un être immense, évanescent, nimbé d’une sorte de feu nourri de flammes claires surgissant de son corps. Un corps féminin, magnifique, irréel, pur, aux formes et aux courbes parfaites. Lucas songea : heureusement que j’ai enfilé un caleçon. 

L’apparition tourna la tête vers Lucas et de son regard bleu, profond comme un ciel de nuit, elle lui lança.

 -Lucas, dans une semaine, tu seras mort. Doublement éberlué, par cette femme irréelle et ses propos abrupts, Lucas poussa un petit cri de souris prise au piège. 

-Quoi ? Vous êtes qui ? Vous faîtes quoi ? De quel droit ? 

L’immense et magnifique créature semblait ne pas toucher le sol. Elle voletait pratiquement dans la cuisine. 

-Je suis ton ange gardienne. Voilà cinquante ans que je te suis, que je t’aide et que je t’accompagne dans cette existence misérable que tu as choisie. 

-Comment ça, misérable ? Je suis cadre, je gagne 300k d’euros par an, je suis propriétaire de… 

L’ange lui effleura les lèvres du bout de son index. Lucas se tut, il ne pouvait plus parler. 

-Tu me fais un café Lucas ? je ne comprends rien à ta nouvelle machine. 

Comme un automate, sans pouvoir aligner deux idées cohérentes, Lucas ne s’interrogea même pas sur le fait que son ange gardien appréciait l’arabica. Tout, depuis un moment, était sens dessus dessous pour lui. Dès la première gorgée, l’ange accorda un sourire satisfait à son protégé.

 -Je m’appelle Gabrielle. Mes collègues me surnomment Gabie, mais pour toi ça reste Gabrielle, parce que tu fais du bon café, mais tu rates totalement ta vie. Et ça, pour moi, c’est mauvais. 

Elle reposa délicatement sa tasse. 

-Lucas, mon chéri, tu es un nul complet. Regarde toi… 

Il se dévisagea un instant dans le reflet de la porte vitrée et ce qu’il voyait ne lui semblait pas si désastreux que ce que lui susurrait cette créature. Adepte de la salle de sport, des séances d’UV, de massage et aidé par un coach en relooking, Lucas ne marquait pas sa cinquantaine. On pouvait même dire, que les femmes lui renvoyaient une image de beau gosse et qu’il n’avait pas à se plaindre de leur retour. Elles redoublaient d’imagination et de liberté sexuelle quand ils les amenaient dans son lit. Gabrielle haussa les épaules de dédain. Elle pouvait donc lire ses pensées ? Elle le rassura tout de suite.

 -Non, je ne lis pas tes pensées, heureusement, parce qu’elles sont moisies. Mais je peux te dire que le narcissisme n’est pas comptabilisé chez nous comme de l’amour. Or, de l’amour chez toi, il n’y en a pas. 

Lucas voulut se défendre, mais encore une fois, Gabrielle posa son index sur ses lèvres. 

-Tais toi, écoute-moi. Tu n’es pas mon seul protégé, j’ai donc beaucoup de charge mentale à gérer, parce que même là-haut, les femmes n’ont pas obtenu l‘égalité, mais c’est une autre affaire que la tienne… Revenons à toi, puisque tu es le sujet de mon inquiétude ici et maintenant. Il a donc été décidé en commission plénière de mettre fin à ta vie terrestre dans une semaine. J’ai essayé de convaincre le comité de t’accorder un délai, mais ton cas leur a semblé, je cite, « silicifié »… Donc ils renoncent à ce que je tente de te changer. Pour eux, mes patrons, Tu t’es transformé en statue de sel tout seul. Basta. Alors dans sept jours, attaque cardiaque massive, tu trépasses et direction le Grand Jugement. On verra si ton âme sera en partance pour le haut ou le bas. Je ne te cache pas, que pour le moment, tes pronostics vitaux seraient plutôt favorables à une chute chez Lucifer. 

Lucas entrouvrit la bouche. 

-Mais L’enfer ? Pourquoi ? Je n’ai jamais fait de mal à qui que ce soit ! Je n’ai pas tué, pas volé, pas tapé, pas incité à la haine, j’ai toujours été correct avec tout le monde. 

Gabrielle s’assombrit, de bleue sa lueur passa au violet. 

-Ta gueule Lucas. Tu veux qu’on fasse un bilan ? Ok, on y va en trois coups de cuillères à pot. Primo : ta maman ! Elle est où ? A l’hospice, chez les vieux.. 

-Un Ehpad à 30 sacs par mois ? C’est pas vraiment l’hospice, merde ! 

-Ne sois pas vulgaire et encore moins grossier Lucas, tu n’as pas les moyens de  m’impressionner . Et d’ailleurs, quand l’as-tu visitée pour la dernière fois ? Au mois de janvier, on est en septembre. Que tu paies pour elle, c’est la norme, mais que tu la délaisses, c’est dégueu. Deuxio Lucas, tu as divorcé trois fois. Tu as brisé le cœur de trois femmes qui t’aimaient vraiment, chacune à leur façon, mais elles t’aimaient. 

-Moi aussi je les aimais. 

-N’ajoute pas de l’hypocrisie à ta mauvaise conduite. 

-Je suis un séducteur, je n’y peux rien, c’est ma nature. 

-Un queutard, Lucas, voilà ce que tu es et ça, pour le Grand jugement… ça craint. 

Lucas sentait déjà le sol s’effondrer sous lui, il perdait pied et se voyait déjà voué aux flammes de l’enfer. -

Je peux faire quelque chose pour rattraper le coup ? Gabrielle redevint bleue, presque transparente, et soupira d’aise. 

-Oui. Tu as sept jours pour trouver l’Amour véritable. 

-Mais enfin, tu réalises ? 

-Sept jours. C’est tout ce qui peut laver ton âme un peu putride Lucas. Rien d’autre. Bonne chance !

Gabrielle disparut comme on éteint une flamme de gaz. La cuisine, plongée dans la pâle lumière de l’aube naissante ne gardait aucune trace de son passage. Lucas eut un doute, n’avait-il pas subi un accès de somnambulisme ? Un rêve éveillé ? Mais la tasse de café, posée là sur le bord de l’évier était bien réelle.


                                                                                2

Comme tous les lundis, Jérôme avait rendez-vous avec Micha, sa rédactrice en chef. 

Micha, une parisienne échevelée, au teint livide ravalé par des heures passées sous les lampes UV, dans un salon de beauté qu'elle fréquentait depuis des lustres, se piquait d'être toujours au top de son business. Elle se savait fragile à ce poste convoité par de plus jeunes et plus jolies qu'elle. La concurrence érigée en un système sexiste tant décrié depuis MeeToo existait toujours, mais en silence. Micha souffrait de toutes ces injustices dont la première de toute était le vieillissement.

Elle considérait Jérôme comme son employé, non comme le créatif free-lance qu'il avait toujours été avant de travailler pour elle et la maison d'édition " Program". Toujours attablée dans le même coin de cette brasserie, devant un verre de pomerol, Micha feuilletait les pages que lui avait fait parvenir Jérôme le matin même. Elle releva à peine les yeux vers son "auteur" quand il s'approcha de la table. Micha lui fit signe de s'asseoir et d'un ton sec, grommela:

- C'est quoi cette merde ?

Jérôme habitué aux écarts de langage et à la vulgarité forcée de sa rédactrice en chef remarqua immédiatement la couleur violette de son baume à lèvres qui lui donnait un aspect mortuaire, il se garda bien de le lui dire. Micha en rejetant littéralement les feuillets sur la table d'un geste dégouté, grimaça.

- Bois quelque chose, ils ont un petit Sauvignon... 

-Je ne bois pas de vin, ni d'alcool, tu le sais Micha.

- Tu ferais mieux de t'y mettre pour que ça te donne un peu d'inspiration. Non, mais c'est quoi cette bluette à la con que tu m'envoies ? Attends rien que le titre... "De l'amour sinon...rien" Tu te fous de qui ? On n'est plus dans les années quatre-vingts ! Depuis les scénaristes nous pondent des histoires autrement plus solides. Et puis ce vieux beau menacé par quoi ? Un archange ? C'est du déjà vu. Non, même la dead-line...Sept jours ? C'est tellement convenu. Je sui déçue Jérôme, très déçue.

- Laisse moi au moins le temps de développer l'histoire, tu ne sais pas ce qui va arriver à ce type !

- Quoi ? Il va courir comme un malade après une nana inaccessible, puis au moment où il croira tout perdu ! Miracle, elle tombe amoureuse de lui ? 

- C'est ce qu'on appelle une comédie romantique. On n'a jamais fait mieux que ça dans le genre. Il y a des attentes obligatoires. L'amour arrive, il est contrarié, les amants sont séparés pour de bon, malgré leur volonté et enfin, le Climax: ils se retrouvent et l'amour est victorieux. Ce sont les arcanes de ce que l'on nomme "l'attente réalisée" en comédie romantique.

- ça me saoule, répond Micha. J'aime pas. Je veux pas des problèmes de coeur, je veux du cul, du cul et encore du cul. C'est ça qui se vend.A la limte tu nous colles une trans, un homo qui se révèle, enfin quelque chose d'un peu... Actuel quoi.

- Micha, écoute moi bien. Je ne vais pas me forcer à essayer d'écrire pour faire plaisir à l'idée que tu as de la mode. Mes lecteurs, qui sont en majorité des lectrices sont sentimentales. Laisse moi les faire rêver un peu. Tout ce qui est trash, c'est pour d'autres plumes que la mienne.

Elle hausse les épaules, un peu énervée, englouti son verre de Pomerol en une seule gorgée et dévisage Jérôme.

- si tu te plantes sur ce coup là, inutile de m'appeler. Tu iras te faire éditer ailleurs. Et crois moi, si on ne fait pas les 100 000 exemplaires, pas la peine de me proposer un autre manuscrit. Capté ?

- Ta confiance me fait chaud au coeur Micha.

- Tu fais chier avec tes histoires de coeur. Salut.